Avec humilité je me suis approché de ce mets du Levant qui mêle tel un oxymore une extrême douceur et des arômes très puissants. Le caviar d’aubergines du Liban. Simple pulpe d’aubergines grillées mélangée à une vinaigrette orientale. Mais comprendre vraiment ce plat demande du temps, de la distance. Comment faire ressortir toute l’onctuosité de la pulpe et révéler ses arômes poivrées et fumées sans les détruire ? Comment fondre tous les parfums en une saveur unique où aucune note ne fait saillie ? Et cependant déployer toutes les dimensions du caviar, le poivré, le fumé, la terre, les intensifier avec des saveurs voisines ou au contraire les étendre, créer des tensions pour mieux les faire apparaître ? La douceur de l’olive, le poivre, le cumin, l’argile du sésame renforcent le plat, l’enfoncent dans la terre. La fraîcheur du citron, le fruité de la grenade, le tranchant de l’ail, le vert du persil l’élèvent, lui donnent du volume, de l’espace. J’ai fait le choix de la puissance, griller mes aubergines le soir pour concentrer la chair. Et laisser l’ail confire toute la nuit pour lisser son attaque. Et ne préparer la pulpe qu’au matin. Mes huit petites aubergines viennent de Salim rue des Trois frères. A un euro le kilo, elles sont du pays, nous sommes en pleine saison, j’en ai eu pour 1,70 €. Le citron vient de chez lui également, non traité, à 1,90 € le kilo. La mélasse de grenade, debs el remenn, vient de la boulangerie libanaise de la rue d’Aubagne, le Cèdre, où elle coûte 2,50 € la petite bouteille de 25 centilitres. La purée de sésame, le tahiné, vient du même endroit. A 4,50 € le pot de 900 grammes, il ne faut pas se priver. Car ce qui coûte ici en effet, c’est d’abord le temps, et puis peut-être l’énergie pour chauffer le four, lorsqu’on manque d’un jardin pour un feu de bois et de belles braises, idéales pour griller les aubergines.
Sur ma lèche-frite, je pose simplement les huit aubergines sans les éplucher après les avoir essuyé d’un tissu. Par contre, avec ce qui me tombe sous la main, et c’est le couteau à huîtres, je les pique profondément de tous les côtés pour éviter qu’elles n’explosent à la chaleur. Je verse un léger filet d’huile d’olive sur chacune avant d’enfourner à 200°C, avec la seule résistance du haut. Sur la grille demeurée au-dessous, je place un joli bouquet de thym qui parfumera les mélanzanes et embaumera le foyer pendant la cuisson. Je laisse griller pendant deux heures dix. Les aubergines doivent être fripées. Ce soir, je les pousse jusqu’à cramer leur peau. Pas de crainte à avoir, toute la pulpe sera récupérée et prendra ainsi un bon goût fumé. Pendant ces deux heures, je les retourne trois fois, toutes les grosses demi-heures environ, pour que chaque côté grille également. Dès que j’ai enfourné, je prépare mon ail. J’épluche une énorme gousse d’ail qui vaut pour deux. Je la place dans le joli saladier bleu, j’ajoute du gros sel en proportion de la préparation finale, du poivre noir, du poivre blanc et du cumin. Et je pile jusqu’à obtenir une purée homogène. Je presse un citron, j’ajoute le jus. Je verse également l’équivalent d’une cuillerée de mélasse de grenade. Je mélange le tout. L’ail va cuire, confire toute la nuit avec les épices dans l’acidité du citron et de la mélasse. Son agressivité sera considérablement atténuée. J’éteins donc mon four et laisse les aubergines y dormir. Au matin, je les sors, les coupe en deux sur la planche en bois et à l’aide d’une cuillère et d’un petit couteau récupère toute la pulpe, râcle pour ne laisser que la fine peau noire amère. La chair est dense et déjà très parfumée. J’ajoute la matière grasse à ma sauce, trois cuillerées de tahiné et une belle d’huile d’olive. Je goûte ma sauce puissante. Elle me va. Je la mêle à la pulpe. Je malaxe délicatement à la main, à l’aide d’une cuillère en bois. Je réserve au réfrigérateur en recouvrant d’une assiette pour éviter que des odeurs étrangères ne s’y mêlent.
Pendant toute la journée, nous la dégustons avec du pain frais. Malheureusement, le Cèdre avait déjà écoulé toutes ses galettes qu’il vend au prix de la baguette, à 80 centimes les cinq. Mais la baguette est bonne. Je sers le caviar au milieu d’une assiette, je parsème de persil frais haché et je verse un peu d’huile d’olive. Je dispose quelques quartiers de citron pour rafraîchir le palais, faire la pause. Saveur unique, inimitable. Douce et puissante. Une crème où fond l’orage. Et plus tard, le citron croqué comme un éclair. Bonne cuisine !
Myriam, sur Facebook : « Quand Emmanuel raconte comment il prépare le caviar d’aubergines, c’est de la philo, de la chimie, de la patience, de l’amour, et en prime un voyage sensuel en Orient, où tous nos sens sont sollicités. »
Myriam, sur Facebook : « Il n’y avait pas un peu de piment aussi ? Ca piquait pas mal quand même, sans voler la vedette aux autres saveurs. Un grand délice, merci ! Et si le Cèdre est en rupture de stock de pain, les libanais-arméniens rue Saint-Michel en ont toujours ! »