Qu’est-ce qui fait la différence entre une cuisine ordinaire et une cuisine remarquable ? Les idées, et un peu plus. Une grande cuisine est une cuisine avec des idées en nombre. Avoir une idée sur le clou de girofle, sur la grenade, sur la betterave rouge, sur la sauce béarnaise.
Qu’est-ce qu’une idée ? Avoir une idée sur une chose, c’est connaître le goût de cette chose, mais en tant que ce goût est moteur, et décide d’un usage. Ce n’est pas rien une idée, cela permet d’être au principe d’une chose, donc de la réaliser. Avoir une idée du pot-au-feu c’est, parmi toutes les manières de pot-au-feu, connaître le goût qu’un pot-au-feu doit avoir et par conséquence être capable de réaliser ce pot-au-feu là. La faille essentielle de la recette comme simple procédure, c’est qu’elle part d’une idée mais manque à donner l’idée. C’est une liste formelle vide de sens.
L’idée vient d’une expérience. Mais l’expérience seule ne suffit pas. Elle doit encore être métamorphosée pour devenir principe. C’est en fait dans la contradiction ou la contraction de plusieurs expériences que s’élabore secrètement l’idée qui servira de moteur et de principe. Son élaboration est secrète car l’idée est toujours donnée finie, telle quelle. Sans que soit livrée avec elle l’historique de sa fabrication. Il faut dire que cette expérience idéale n’a jamais lieu comme telle, même quand elle croit se référer à un passé formellement daté et localisé. C’est une fiction. En tant qu’expérience fictive, on parle également de scène, de « scène primitive ». Bien que fictive, sa force est considérable puisqu’elle vaut comme principe, et qu’elle commande directement l’action.
Chaque idée est close en elle-même, elle se suffit à elle-même. Mais elle coexiste avec d’autres idées, plus ou moins proches. Tout cela ne tient que dans un réseau complexe. Il y a bien sûr la tentation de se satisfaire du confort de l’idée. « C’est comme ça que j’ai toujours fait ». « C’est comme ça qu’on m’a appris. » Et de l’illusion qu’elle donne d’être éternelle, sans âge. « La bonne manière de faire », « La recette originale », « L’aïoli authentique ». Mais une pratique ouverte sait que toute idée est une fiction. Elle se laisse ainsi constamment inquiétée, surprendre par la venue de nouvelles idées susceptibles de chasser les autres. Cette ouverture de la pratique dessine en creux une recherche, une dynamique dirigée vers l’inconnu. Toutes les grandes pratiques, toutes les grandes cuisines, en plus des nombreuses idées qu’elles ont, sont marquées par cette inquiétude qui les porte en avant. C’est une pensée en acte où toutes les idées cherchent à coexister et à circuler avec la plus grande intensité de sens. Cela se fait bien sûr le plus souvent sans papier et sans discours. Ce n’est pas la matière des mots que les chefs travaillent. Mais une grande cuisine ne va jamais sans dire. Il y faut le langage. Parfois des dénominations, de simples mots de passe suffisent.
Cette vaste circulation amène des idées limitées à une pratique donnée à dialoguer avec des idées totalement extérieures à cette pratique. Cette solidarité semble d’abord surprenante. Connaître le goût des choses et avoir des idées pour les cuisiner n’est plus une pratique séparée mais vient alors à communiquer de l’intérieur, en son intimité, avec des expériences et des savoirs importants qui peuvent à la limite être détachés d’une saveur à laquelle elles semblaient liées de façon décisive. La cuisine participe alors d’une expérience humaine commune.
Voilà comment une pratique, qui multiplie les idées et les laisse circuler, vient à la fois à s’ancrer dans le monde et à dessiner un monde à venir. Chaque grande cuisine est un monde en soi. Non pas en se gardant du monde, mais au contraire en s’exposant au monde. Et chaque grande cuisine engage non seulement de nouvelles idées culinaires mais des savoirs et des pratiques qui touchent à l’ensemble de l’expérience humaine. Chaque grande cuisine est la proposition constante, l’essai renouvelé d’un nouveau monde.
les oranges chez elles
Au départ de ces réflexions, la lecture de la dix-huitième des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, « Les oranges », sous-titré « Fantaisie ». Ce texte se propose de transmettre le goût des oranges. Le rappel de trois souvenirs se mêle ensuite à une méditation sur la sieste, le réveil, et le soin des morts. On pourrait bien sûr les prendre comme autant d’évocations poétiques et subjectives, pures rêveries inoffensives sans prise sur le réel. Je me risque au contraire à prendre Daudet au mot, et à lire ces trois scènes comme autant de scènes primitives, de méditations qui lient un certain savoir du goût de l’orange à d’autres savoirs importants sur le sommeil, le réveil, et la mort.
Ces trois scènes ont une effectivité. C’est-à-dire qu’elles décident d’une approche très déterminée de l’orange, et commandent de la façon la plus forte toute une cuisine de l’orange. Peu importe que l’auteur l’ait ou non mise en œuvre. Et inversement, ce texte nous invite à accepter qu’une certaine vérité concernant la sieste, le réveil et le deuil n’est possible que grâce à l’orange et aux jardins d’orangers. Cette pensée assez inouïe répugne à nos esprits qui distinguent trop vite l’essence de l’accident, là où il n’y a qu’une seule expérience où toutes choses communiquent.
heureux réveil
Les trois scènes se passent dans un jardin. On sait que le jardin se dit PaRDeS en hébreu, c’est le paradis. L’horizon est partout immense, ici le mont Atlas, là la mer et le ciel. L’infini se donne à voir, à sentir. A chaque fois, c’est un lieu privilégié pour dormir. Non pas d’un sommeil long et nocturne, mais d’un sommeil diurne, court, passager, une sieste. L’enjeu est celui d’un lieu propice à la sieste, et du bonheur d’un réveil. Heureux réveil de neige dans la première scène, « se réveilla transformée ». Brutal réveil de tapage dans la seconde, « me réveillaient en sursaut ». Réveil indéfiniment différé dans la dernière scène, « comme s’il eût craint de réveiller quelqu’un ».
Pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l’air bleu doré, l’atmosphère tiède de la Méditerranée. Je me rappelle un petit bois d’orangers, aux portes de Blida ; c’est là qu’elles étaient belles ! Dans le feuillage sombre, lustré, vernissé, les fruits avaient l’éclat de verres de couleur et doraient l’air environnant avec cette auréole de splendeur qui entoure les fleurs éclatantes. Ça et là des éclaircies laissaient voir à travers les branches les remparts de la petite ville, le minaret d’une mosquée, le dôme d’un marabout, et au-dessus l’énorme masse de l’Atlas, verte à sa base, couronnée de neige comme d’une fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de flocons tombés.
Une nuit, pendant que j’étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré depuis trente ans, cette zone de frimas et d’hiver se secoua sur la ville endormie, et Blida se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans cet air algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau, c’était le bois d’orangers. Les feuilles solides gardaient la neige intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudrés à frimas avaient une douceur splendide, un rayonnement discret comme de l’or voilé de claires étoffes blanches. Cela donnait vaguement l’impression d’une fête d’église, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d’autel enveloppées de guipures…
LA NEIGE, première scène, « Les oranges » in Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin (lettre 18)
tapage
Ce qui vient rompre le sommeil, le silence du sommeil ou de la sieste, ce sont des éclats. Dans la première scène éclats visuels, éclairs, « éclats de verre », « fleurs éclatantes », « éclaircies ». Dans la seconde, ce sont des éclats sonores, « éclats de tambours ». A l’inverse, la troisième scène est sans éclats, « des pas amis troublent seuls le silence », « trottiner tranquillement », « chaque fois discrètement », « grand silence radieux », « ne troublait pas un oiseau ». Là, « tous les bruits amortis » rappellent la chute des oranges de la deuxième scène « avec un bruit mat, sans écho ». On pourrait croire dans un premier temps que le réveil est la simple négation de la sieste. Mais on s’aperçoit vite que les deux vont ensemble. D’un côté la sieste magnifique bercée par la mer et la lumière, et de l’autre le réveil presque en fanfare. Sans qu’il y ait pourtant de commune mesure. La douceur de la sieste est interrompue sans douceur.
Mais mon meilleur souvenir d’oranges me vient encore de Barbicaglia, un grand jardin auprès d’Ajaccio où j’allais faire la sieste aux heures de chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espacés qu’à Blida, descendaient jusqu’à la route, dont le jardin n’était séparé que par une haie vive et un fossé. Tout de suite après, c’était la mer, l’immense mer bleue… Quelles bonnes heures j’ai passées dans ce jardin ! Au-dessus de ma tête, les orangers en fleur et en fruit brûlaient leurs parfums d’essences. De temps en temps, une orange mûre, détachée tout à coup, tombait près de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat, sans écho, sur la terre pleine. Je n’avais qu’à allonger la main. C’était des fruits superbes, d’un rouge pourpre à l’intérieur. Ils me paraissaient exquis, et puis l’horizon était si beau ! Entre les feuilles, la mer mettait des espaces bleus éblouissants comme des morceaux de verre brisé qui miroitaient dans la brume de l’air. Avec cela le mouvement du flot agitant l’atmosphère à de grandes distances, ce murmure cadencé qui vous berce comme dans une barque invisible, la chaleur, l’odeur des oranges… Ah ! qu’on était bien pour dormir dans le jardin de Barbicaglia !
Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des éclats de tambours me réveillaient en sursaut. C’étaient de malheureux tapins qui venaient s’exercer en bas, sur la route. A travers les trous de la haie, j’apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs sur les pantalons rouges. Pour s’abriter un peu de la lumière aveuglante que la poussière de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres diables devaient se mettre au pied du jardin, dans l’ombre courte de la haie. Et ils tapaient ! et ils avaient chaud ! Alors m’arrachant de force à mon hypnotisme, je m’amusais à leur jeter quelques-uns de ces beaux fruits d’or rouge qui pendaient près de ma main. Le tambour visé s’arrêtait. Il avait une minute d’hésitation, un regard circulaire pour voir d’où venait la superbe orange roulant devant lui dans le fossé ; puis il la ramassait bien vite et mordait à pleines dents sans même enlever l’écorce.
LE TAMBOUR, seconde scène, « Les oranges » in Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin (lettre 18)
entretien infini
La troisième scène proposée par Daudet est étonnante car les oranges y ont disparu. Il y a « deux cyprès », du « buis très verts », des « fleurs ». C’est un jardin bien entretenu, mais ce n’est pas un jardin d’orangers. Il faut pourtant admettre, dans ce texte dédié à la connaissance des oranges, qu’elle est au cœur de ce savoir. Puisqu’elle y prend une place de choix, en troisième et dernière position. Ce qui fait le lien, c’est encore un sommeil susceptible d’être réveillé. Dans un sens dérivé puisqu’il s’agit du sommeil des morts. La question est ici d’entrer dans un lieu dédié aux morts, et d’entretenir un rapport apaisé avec eux. La « sieste sans fin » peut donc s’entendre dans un double sens. Dans un sens pauvre, on dira que les morts ne sont pas vraiment morts, qu’ils dorment, et que le lieu de leur sommeil n’est pas dérangé par une activité bruyante et indifférente. Dans un sens plus aigu, on dira que c’est l’entretien même du jardin jour à jour continué qui est cette « sieste sans fin ». L’observation de l’activité du jardinier ne donne pas tant une idée de la sieste que celui de la possibilité d’un entretien infini avec ses morts aimés.
Je me souviens aussi que tout à côté de Barbicaglia, et séparé seulement par un petit mur bas, il y avait un jardinet assez bizarre que je dominais de la hauteur où je me trouvais. C’était un petit coin de terre bourgeoisement dessiné. Ses allées blondes de sable, bordées de buis très verts, les deux cyprès de sa porte d’entrée lui donnaient l’aspect d’une bastide marseillaise. Pas une ligne d’ombre. Au fond, un bâtiment de pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J’avais d’abord cru à une maison de campagne ; mais en y regardant mieux, la croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusée de la pierre, sans en distinguer le texte, me firent reconnaître un tombeau de famille corse. Tout autour d’Ajaccio, il y a beaucoup de ces petites chapelles mortuaires, dressées au milieu de jardins à elles seules. La famille y vient, le dimanche, rendre visite à ses morts. Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des cimetières. Des pas amis troublent seuls le silence.
De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les allées. Tout le jour il taillait les arbres, bêchait, arrosait, enlevait les fleurs fanées avec un soin minutieux ; puis, au soleil couchant, il entrait dans la petite chapelle où dormaient les morts de sa famille ; il resserrait la bêche, les râteaux, les grands arrosoirs ; tout cela avec la tranquillité, la sérénité d’un jardinier de cimetière. Pourtant, sans qu’il s’en rendît bien compte, ce brave homme travaillait avec un certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du caveau refermée chaque fois discrètement, comme s’il eût craint de réveiller quelqu’un. Dans le grand silence radieux, l’entretien de ce petit jardin ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n’avait rien d’attristant. Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette sieste sans fin mettait tout autour d’elle, parmi la nature troublante, accablante à force de vie, le sentiment de l’éternel repos…
LE JARDINIER, troisième scène, « Les oranges » in Alphonse Daudet, Lettres de mon moulin (lettre 18)
une cuisine de l’orange
Quelle cuisine de l’orange commandent ces trois scènes ? Il n’y a pas de réponse simple bien sûr. On ne peut que donner des pistes. Surtout que faute d’avoir vécu soi-même ou plutôt de s’être reconnu dans ces trois expériences, le texte ne fait que donner un aperçu, une esquisse de ce que pourrait être l’idée réellement eue. En partant de l’expérience des oranges donnée dans ce texte, je proposerais quatre pistes pour la préparation de l’orange :
- Mettre en avant l’apparence de ce fruit si singulier, sa couleur vive, sa rondeur, la qualité de lumière de la peau de l’orange.
- Donner à l’orange tout l’espace, toute l’immensité et la délicatesse dans le plat et dans le lieu où elle sera servie, comme si elle devait retrouver l’espace où elle a grandi.
- Jouer sur la dualité de l’orange, d’un côté son parfum apaisant, de l’autre sa pulpe réveillante, tapageuse ; les deux sans commune mesure.
- Partir de l’expérience-limite de « mordre à pleines dents » dans une orange « sans même enlever l’écorce »
la sieste à ciel ouvert
De même, c’est un véritable savoir de la sieste qui est esquissé dans ces trois scènes. La belle sieste ne cherche pas à se retirer, à se couper du monde. Elle se confie au monde. Elle prend le risque de s’y exposer. Et d’être interrompue. Mais ce risque est aussi la chance de s’y perdre et d’y jouir. Où donc faire la sieste ? Le texte me souffle ces quelques pistes.
- Où l’air circule, où la peau ressent les mouvements de l’air.
- Où l’horizon est vaste ou immensément borné, par la mer, la montagne, le ciel au-dessus de sa tête.
- Où la peau, les muqueuses continuent d’être sollicitées, où le nez reçoit les effluves d’odeurs
- Où l’oreille qui continue d’être aux aguets prend le risque d’être réveillée par un bruit inattendu, par une arrivée soudaine
croire dans la neige
J’ai des réserves sur l’idée de « sieste sans fin » proposée dans la troisième scène. Comme si un apaisement indéfini était envisageable. Apaisement de soi avec soi, de soi avec tous les absents, morts et vivants. Je ne doute pas que cela arrive. Oui, comme moment ponctuel et suspendu, éternel en ce sens strict alors. Le plus surprenant est que cela arrive « parmi la nature troublante, accablante à force de vie ». Chaque sieste est un moment arraché au cours violent de la vie. Et une belle sieste est comme un réveil dans une ville enneigée, « poudrée à blanc », belle et méconnaissable. De laquelle on se réveille « transformé ». Même si cela reste exceptionnel, je dirai que ce texte nous invite à avoir foi dans ces réveils de rare neige. Et à jouir de la vie qui se présente le plus souvent comme des réveils intempestifs de tambours tapageurs.
Reste à comprendre que tout ceci n’aurait pas été imaginable, possible, et écrit sans l’existence des oranges, des orangers et des orangeraies. Ce qui reste très obscur. Mais cela s’éclairera peut-être avec l’expérience de la chose. Je vous invite donc à continuer de goûter les oranges, et à vous faire une idée de l’orange. Sans parler de la sieste dans les jardins d’orangers.
post-scriptum
Je découvre ou redécouvre ce beau texte de Daudet oublié au moment où je suis engagé dans une aventure culinaire avec l’orange. Un stage avec René Bergès en mars 2013 m’initie à la sauce bigarade. Je découvre enfin une sauce à hauteur de l’intensité et de l’éclat de l’orange fraîche. J’essaie sans succès cette sauce avec des viandes et des poissons jusqu’à la préparer avec de l’espadon et du mérou rôtis au cours d’un repas dédié à l’orange en avril 2014. Avec la distance et après cette lecture, je suis heureux des trouvailles de ce menu. Dans la gradation et la palette. D’abord un simple champagne, mais accompagné pour les femmes d’une bouffée d’eau de Cologne à la fleur d’oranger pure sur la peau. Le repas commence par une entrée de fèves poêlées où seul le zeste de l’orange ressort. Puis le plat de poissons rôtis arrive, arrosés avec toute la couleur de la bigarade. Pour clore le tout l’orange proposée crue, telle qu’elle, en suprêmes, renforcée par quelques gouttes d’eau de fleur d’oranger, et servie avec un biscuit sec imprégné du même parfum.
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