La cuisine, nouveau lieu de sens
Comment une chose qui a été délaissée, méprisée, peut devenir un des lieux décisifs où se joue le sens ? Il est encore difficile de le dire. Mais de nombreux signes indiquent que cela est bien en train d’arriver. Aujourd’hui, chacun sent qu’il ne peut pas vivre et passer à côté de la cuisine. Autrement dit, il ne peut y avoir d’existence pleine de sens sans une attention décisive sur ce que je mange, sur la façon de le préparer, sur l’habitude du repas. Car il ne s’agit pas simplement d’une mode pour une nouvelle cuisine. Non plus d’une passion renouvelée pour la grande cuisine. Cela ne concernerait alors qu’une minorité. Cette mutation suppose donc une reconnaissance de la dignité de la cuisine. Il suffit de parcourir la tradition philosophique pour observer le peu d’intérêt qui y est porté. On y trouve peu de choses comestibles. Et la cuisine ou les repas y sont absents. Ce n’est pas là que les choses se passent. Jusqu’à aujourd’hui. Quels goûts, quels odeurs, quels parfums dans les oeuvres de philosophes récents ? On notera tout le soin d’Emmanuel Kant dans sa correspondance pour se procurer des navets de Teltow. Mais on mesure à la rareté de ce genre d’occurrences la nouveauté de la chose. Jacques Derrida n’écrit par exemple à ma connaissance quasiment jamais à propos de cuisine. Il y a certes le vin rosé d’Algérie et la fleur d’oranger de Circonfession. Mais cela fait peu. Cette mutation suppose encore un égal accès de tous à la cuisine. C’est-à-dire que la cuisine ne soit pas confiée, déléguée, encore moins reléguée. A la bonne, aux domestiques, telle une forme d’esclavage qui perdure. Ou bien à la cantine, où l’alimentation tend à être soumise au seul principe d’efficacité, comme si manger n’était qu’un pur moyen. Ou au restaurant, comme si seule une classe supérieure disposait du luxe de ne pas se faire à manger tout en profitant d’une cuisine de spécialistes. Que la cuisine ne soit pas non plus réservée à la femme dans le couple, comme c’est encore très souvent le cas ! Que chacun cuisine pour soi et que cela soit un enjeu décisif de sens, voilà une nouveauté radicale qui suppose déjà abolie une quantité de rapports de domination, de classe, et de sexe. Une nouveauté à l’échelle des siècles.
Actes élémentaires
En schématisant, on dira que depuis Augustin et jusqu’au 17ème siècle, c’est Dieu qui est le lieu de toute l’inquiétude philosophique et du sens. Puis au 18ème siècle avec Les Lumières, l’humanité en tant que telle prend cette place. Puis l’humanité dans son histoire avec Hegel au 19ème siècle. Puis l’humanité comme force de travail avec Marx. Il faut attendre le 20ème et Freud pour que le sexe soit investi par un très grand penseur. La cuisine appartient au même type de lieu de sens que le sexe. On peut les appeler lieux d’activité humaine élémentaire. Actes simples répétés de nombreuses fois, nécessaires au maintien de la vie. On peut en dresser une liste arbitraire. Cela dessine une partition. Une partition dont les limites ne sont pas bien définies, comme des zones frontières. Chaque part cernée indique un pôle d’activité élémentaire de l’humain. Mais de même que les pôles se recouvrent, se mêlent, leur nombre n’est pas arrêté et pourrait être arbitrairement réduit ou être augmenté autant qu’on le veut.
- manger / boire / cuisiner
- s’abriter / construire un abri / une cabane / une maison / un bâtiment
- respirer
- dormir / rêver
- marcher / se déplacer / se mouvoir / danser
- se vêtir / s’habiller / coudre / se parer / se maquiller / se parfumer
- faire l’amour
- être réglée / être enceinte / accoucher / allaiter
- avoir des enfants / élever / éduquer
Entrer en rapport
Ce qui se passe actuellement avec la cuisine est aussi en train de se passer pour tous les autres pôles. Quelle demande, quelle intimation cela suppose-t-il ? D’être désormais attentif aux actes nécessaires et élémentaires de la vie. Dormir, marcher, s’habiller, manger, faire l’amour. La demande est celle-ci : Aie un rapport avec toutes ces choses qui rendent ta vie possible au niveau le plus concret. Commence ton histoire avec ces choses. Bien sûr, on ne peut pas entrer en rapport avec toutes les choses. Il ne s’agit pas de tout investir. Mais de comprendre que l’investissement n’a lieu qu’à partir d’une chose singulière. Chaux, bois de merisier, betterave rouge. Le rapport à la chose n’a lieu que dans une intimité, et engendre une histoire. L’intimité, c’est le rapport en tant que proximité troublante, possibilité de plaisir. On ne peut réellement se rapporter à une chose qu’en se laissant transformer par cette chose, en se laissant atteindre. Cela ne va pas sans risque, sans peur. Le buis, l’odeur du buis. Intimité parce qu’il en va d’un plaisir, d’un plaisir qui engage tout de soi. On sait que cela est malaisé, délicat. Il n’y a pas de recherche triomphale du plaisir. Il ne peut être cherché qu’à tâtons, dans une demi-obscurité. Histoire parce qu’une fois un premier contact pris, un premier rapport établi, l’envie d’y retourner se fera à partir de la première expérience, mais doit accepter aussi et encore le risque de la transformation.
Le devenir libre des simples choses
Penser cette nouveauté. Qu’une chose qui semble à la fois sensible mais apparemment close en elle-même, et donc intouchable, inaccessible, éternelle, comme l’odeur du buis, puisse devenir le nom, l’enjeu même de la liberté. Chaque plante, chaque odeur à chaque fois comme lieu de la liberté. Cela suppose de ne plus considérer un parfum comme un soi purement fermé et contingent. Le parfum n’est pas simplement un sensible extérieur donné. Il est susceptible non seulement d’une approche, mais d’une mise en rapport. Ce qui ne va pas sans l’invention d’une scène où la chance d’un donné sera possible. Entrer en rapport veut dire aussi mettre de soi. Rapport signifie rapport intime. Et donc résonance avec ce qui nous touche le plus au coeur. Et donc risque que cela rate, ou chance d’un bouleversement, prix inestimable à payer. Qu’on comprenne bien. Il s’agit désormais que chacun fasse de la cuisine un infini, un absolu. Chacun se retrouve devant la tâche – inédite – d’inventer un rapport singulier et infini à la cuisine. C’est-à-dire de rencontrer les aliments de façon singulière et d’entamer une relation de plaisir absolu et qui puisse être indéfiniment renouvelé. Mais aussi d’inventer un rapport nouveau, une manière de faire singulière et qui n’appartienne qu’à soi.
L’invention d’une forme
Comment partager ces expériences ? Il ne s’agit nullement d’ériger un modèle. En fait, il s’agit de cette même impossibilité d’apprendre à faire l’amour. On n’apprend pas à faire l’amour. Pourtant, il est évident que certaines expériences sont heureuses, joyeuses et manifestent une véritable relation. Quelque chose s’est passée. Quelque chose nous est arrivée. Même si nous ne pouvons pas le définir. Il est évident aussi que d’autres expériences sont misérables, tristes, blessantes, humiliantes. La mise en forme de telles expériences permet de conserver une trace, une idée sensible. Et donc de ne pas être totalement nu même s’il n’y a absolument rien à apprendre. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’engagement dans une telle vie sans une recherche formelle, étude ou art. Ainsi de l’écriture de la cuisine, que l’on peut considérer soit comme élément second, suscité par la cuisine, ou bien comme élément premier, moteur, engendrant une cuisine. J’ai fait et continue à faire personnellement l’expérience de cette modification. De ma propre transformation dans la transformation de ma cuisine. Dans un aller-retour incessant entre les essais culinaires et l’écriture, grâce au médium du blog. La formalisation est ici très sophistiquée. Mais toute cuisine s’accompagne d’un minimum d’écriture, de prises de notes, de photographies. De même, pour redécouvrir la simple marche, sortir et marcher à la fois suffit et ne suffit pas. Il faut en passer par une étude, une formalisation, fut-elle la plus légère. Aujourd’hui, ce n’est pas un hasard si dans les ateliers de danse, de pratique corporelle, chacun est invité à travailler sur sa marche, à étudier le mouvement de son corps, à l’aide d’exercices, de protocoles, de dispositifs.
Paradis artificiels
On dira, mais c’est un retour à la vie sauvage et naturel de nos ancêtres ! C’est un projet réactionnaire, romantique, nostalgique, tourné vers un prétendu passé idyllique qu’il s’agirait de retrouver. A cela je réponds non. Pour plusieurs raisons. Il n’y a pas de rejet simple de la technologie. Cette attention, ce réinvestissement des pôles élémentaires de la vie se fait avec l’état actuel des technologies. Ensuite, cet investissement se conçoit non comme un retour, mais bien comme un saut dans l’inconnu. Risque à prendre. Ou pas. Décision. Pour un accès au plaisir, au sens, à l’infini. Et l’élémentaire ne signifie pas le rustre, ou le sans nuance. Dans l’amour, on fait l’expérience que chaque fois est différente. Que ce soit pour la cuisine, la marche, ou l’habillement, puisque la chose n’est pas donnée, c’est bien à une invention sans fin de formes, de formes artificielles à laquelle il faut se livrer, s’abandonner.
wahhhh quel texte! tes mots me touchent au cœur, manou! il me semble que depuis toujours je fais ce lien entre la cuisine et l’amour mais je n’ai pas encore pu y mettre de mots ………..et là, une foule d’images, d’odeurs, d’idées, de ressentis me traversent…….wahhhh! que c’est bon! merciiiiiii
Salut Malyloup, merci de ton retour. Ravi que ce texte dise un peu de ces choses très communes que nous sommes tous je crois en train de vivre, et qu’il résonne particulièrement pour toi. Manou