Qu’on me donne l’envie !

Pour fêter les trois ans de La cuisine de Manou, voici une explication du manifeste « Cuisiner midi et soir ». Pourquoi cuisiner soi-même ? A partir de produits frais ? Plutôt que confier cela à un restaurant, à une cantine, à un voisin, à un petit atelier, à un laboratoire industriel ? J’essaye de comprendre à partir de mon expérience comment naît et grandit le plaisir de cuisiner et de manger. Tout un art de vivre s’y dessine. Avec de nombreuses questions ouvertes. En cinq points synthétiques. Texte court et dense, il reste pour moi un mémo, une source de reformulation et d’invention.

Écrit il y a deux ans, je le laisse tel quel.

1. MANGER ENSEMBLE – l’esprit de la fête

Manger permet de continuer à vivre. Se restaurer de l’effort passé. Prendre des forces pour l’action à venir. L’esprit du repas est donc toujours une célébration de la vie. Une interruption nécessaire des activités. C’est pourquoi manger est une fête. Le temps du repas marque ce qui vient d’avoir lieu ou annonce ce qui va avoir lieu. Il fait date. Manger ensemble est un moment de retrouvailles. Inviter des amis ou des proches est le plus puissant motif pour se mettre à cuisiner. Se lancer voire relever des défis. Le désir de manger et de cuisiner s’inscrit à même la vie. Il doit être conçu comme un moment à part, une fête, qui décide d’un avant et d’un après. La plus belle cuisine est celle qui s’inscrit dans ce temps et cet espace. Elle s’élabore à l’écoute. Elle tâche d’être le pur medium de la fête.

2. ERRER A LA RENCONTRE DU PRODUIT – le bonheur de trouver

Cuisiner demande de travailler des produits. Cela suppose une envie. Au commencement il y a donc une rencontre avec un produit. Quand on habite en ville, c’est au mieux sur un marché de producteurs, sinon de revendeurs. Ou encore chez un primeur. A défaut au rayon frais d’une grande surface. Quand on cultive son jardin, on peut directement connaître l’histoire et le travail d’où sont issu chaque légume, chaque plante. A défaut, la conversation avec le producteur ou le revendeur permettent d’en savoir un bout. Chaque produit est unique, chaque carotte, chaque pastèque, chaque pomme de terre. Seule une attention à la singularité des choses permet d’agir en conséquence, avec le tact nécessaire. Pour trouver, il faut errer. Et le bonheur est réservé à celui qui erre. Qui ne cherche pas à obtenir l’inaccessible. Mais qui est ouvert à ce qui est donné. Qui regarde, qui guette ce qui existe au plus près. Ainsi se découvrent, se comparent les fruits et légumes de saison. On s’arme pour négocier. On se fait des envies. Au petit bonheur la chance.

3. L’URGENCE DE CUISINER – trancher dans le vif

Quand il est l’heure de manger, il y a urgence. Trop tard désormais pour aller chercher quoi que ce soit. Il faut faire avec ce qu’il y a sous la main. Souvent trois fois rien. Cuisiner demande d’inventer. Et la création est toujours ex nihilo. Cuisiner demande de traverser et supporter cette tension. Avec des gestes rapides, précis, sûrs. Toute une suite d’actions à enchaîner dans un ordre juste et selon un rythme soutenu. Il y a une joie propre à la cuisine. Celle de trancher dans le vif. Prendre des décisions successives dans un temps court. Car rien ne se passe jamais comme prévu. Moment d’affairement intense ponctué de surprises et de décisions. Le journal tenu m’a permis de voir qu’en une saison, avec 43 produits frais principaux, j’ai fait et souvent refait 99 recettes. Avec ou sans trace externe s’écrit une mémoire de cuisine qu’on se rappelle souvent. Elle s’archive, s’amoncelle. Tout se mélange alors avec les tables d’enfance, d’hôtes, de restaurants. Mais l’invention nouvelle partira de là. L’envie simple de répliquer une recette ne peut être que seconde par rapport à cette joie d’inventer et de trancher dans le vif.

4. UN ATELIER PARÉ – tenir un rythme et un budget

Si la seule cuisine possible est inventive, elle s’appuie sur atelier bien paré. De bons outils et de matière première. Mon atelier se compose de 76 outils. Un stock de 41 aliments de base est renouvelé en permanence. Cette liste fixe me permet de faire des courses rapides dans une grande surface à 500m à pied. La plupart des 117 plantes cuisinées la saison dernière viennent de deux marchés, à 700m et 1km à pied. Là, je compose selon ce qu’offre la saison et parfois je négocie. J’ai également une panoplie stable de 20 épices. Il vaut mieux chercher à renouveler peu souvent mais en grandes quantités. J’ai opté pour un rythme hebdomadaire. Pour cela un porte-monnaie est rempli en début de semaine d’un budget fixe alloué pour l’alimentation. 40 € par tête suffisent. En fin de semaine, le reste éventuel va dans une cagnotte. Ainsi sera épargné 5% du budget. Ces économies précieuses permettent de renouveler et de continuer d’appareiller l’atelier avec le plus beau matériel.

5. HORS DU GOÛT – une idée de la grande cuisine

Le plaisir de manger se soutient d’abord de la faim des corps, de l’histoire des produits, du travail réalisé en cuisine, de ce qui est fêté, des convives attablés. C’est pourtant souvent le plaisir du goût qui est mis en avant lorsqu’on cuisine. Comme si la saveur d’un plat allait décider de tout. C’est l’inverse plutôt qui est vrai. Il n’y a pas d’autonomie du goût. La gastronomie, l’esthétique formelle est certes une possibilité de la cuisine. Elle essaie d’élaborer une logique propre du goût. En vain. L’avenir de la cuisine est ailleurs. Le raffinement vient d’une compréhension, une écoute toujours plus riche, précise de ce dehors, dans la joie de faire. Oui, il existe des talents. Chacun n’est pas égal en cuisine. Mais la plus belle cuisine tâche d’être sans signature. La volonté de marquer la cuisine de son empreinte ne mène à rien. Le vrai cuisinier cherche à s’effacer, devenir pure interface. La marque du talent n’est en fait que la trace, le résidu de la singularité du cuisinier. Mais chaque plante n’a-t-elle pas un goût unique sur lequel se fonde toute cuisine ? Il faut concevoir ce goût non comme une chose mais comme une mémoire. Mémoire immémoriale, voire animale peut-être. Mais une mémoire qu’il est possible de rencontrer. Et avec laquelle il est possible d’engager un rapport. Où une nouvelle intimité prend place et se déplace. Ce que le tilleul, le romarin sentent, je dois pouvoir le ressentir comme rapport à moi-même. Cela ouvre un travail. Encore un dehors avec lequel il convient de se positionner. Pour y faire circuler sa cuisine. La cuisine sera le lieu d’une invention poreuse au monde. Elle aura alors l’exacte saveur de son dehors.

« Faire grandir l’envie de cuisiner », Emmanuel Dollo, Marseille, mars 2014

souffler n'est pas jouer

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