J’aimerais ici présenter ce que d’ordinaire je tais. A savoir l’envers de La cuisine de Manou. J’ai fait le choix que La cuisine de Manou ne soit pas réactive, réactionnaire, agressive, militante. Qu’elle soit plutôt entièrement tournée vers l’affirmation d’une pratique, d’un rythme, d’une nouvelle attention aux choses. Comme un oui répété. Oui, cela est bon. Faisant ainsi, j’ai préféré ne pas gaspiller mon énergie dans le combat, la lutte contre tout ce qui va à l’encontre de l’affirmation d’une certaine cuisine et d’un certain mode de vie. Selon le principe que ce qui s’oppose au système, loin de le détruire, le conforte. Mais parfois, je ne peux m’empêcher de m’emporter face à la bêtise ou à la misère qui veut s’imposer à nous.
En renouvelant l’attention dans notre rapport aux aliments, à leur préparation, à leur saveurs, à notre plaisir, La cuisine de Manou veut être une alternative à certaines forces dominantes et morbides, génératrices de tristesse. Voilà donc ce à quoi La cuisine de Manou fait implicitement la guerre. Car parfois, la colère l’emporte.
- LES RÉGIMES. Les régimes ou les jeûnes restreignent pour un temps la multiplicité de l’alimentation ordinaire. Le corps est mis à mal. Son équilibre, les mécanismes de renouvellement de son énergie sont profondément déréglés. Le plus souvent, il revient à son état d’équilibre et de poids ordinaire. Mais il porte les traces sinon les séquelles de cette violence qui lui a été faite pour se remettre. Et la durée du rétablissement est beaucoup plus longue que celle du régime. Ajoutez à cela que la logique du régime est toujours un discours de maîtrise. Volonté de prendre le contrôle sur ce qui m’échappe. Ce qui rentre et sort de mon corps. Cette volonté de maîtriser ce qui convient plutôt de laisser circuler est toujours accompagnée d’une violence triste tournée contre la vie, contre la joie de vivre. Exemples parmi mille : Dukan, chronobiologie, cure de raisins.
- LES ALLERGIES. Récemment, de plus en plus de personnes se déclarent allergiques à certains composés. Je ne doute pas de cas limités d’allergies génétiques et physiologiques. Mais la plupart invoquent l’alibi d’une cause médicale pour s’imposer un régime. Ici encore, dérèglement, mise à mal du corps au nom de la croyance à une santé idéalisée. Discours illusoire de maîtrise. Exemple : lactose, gluten.
- LA CHIMIE. La décomposition des aliments en éléments chimiques mécanise l’alimentation aux dépends de l’expérience qui est notre seule réalité. Nous ne mangeons pas des lipides, des protéines et des glucides. Nous mangeons des choses singulières, qui ont une histoire, un goût. Des œufs à la coque que nous avons fait cuire, que nous avons acheté ici, qui ont été pondu par ces poules dans cette usine ou dans cette ferme. Et les mécanismes d’intégration au corps sont très complexes. Ce discours utile aux scientifiques une fois appliqué aux choses les rend misérables. C’est le plus souvent un discours commercial. Prenons l’exemple du tapage autour des omega-3, alors que ce dont il s’agit, c’est de l’importance de toutes les huiles et des graisses dans l’alimentation. Qui sont par ailleurs haïes et exclues par tout un autre discours commercial. Quelle ironie ! Ici encore oubli de la cuisine, oubli d’un rapport à soi, à ses envies, à la saison, au marché.
- LA PHARMACIE. Certains aliments sont transformés en médicaments par effet de mode ou de publicité. Mangez cela pour ne pas être malade, pour mieux digérer. Le fait d’isoler un aliment pour lui donner des pouvoirs spéciaux est encore un discours de maîtrise. C’est très drôle quand le plus souvent ces aliments sont des conserves, des produits industriels. Et que l’on sait que le secret réside plutôt dans l’écoute de ses envies, la rencontre avec des produits frais et le désir de cuisiner et manger ensemble. Exemples parmi cent : la spiruline, les recettes de Hildegarde de Bingen, les baies de goji.
- LES ERSATZ. Certains produits élémentaires sont remplacés ou complétés par d’autres produits de qualité très inférieurs et parfois nocifs. Cette magie ne se développe que sur une misère gustative et un rapport très pauvre au produit, l’absence de travail. Exemple : beurre sans beurre, café sans café, confiture sans sucre, etc.
- LES PLATS INDUSTRIELS. L’important est de cuisiner. A partir du moment où disparaît un rapport intime au produit et à sa préparation, c’est foutu. Quand bien même le plat a été fabriqué uniquement à partir de produits frais et biologiques, avec des travailleurs heureux, que son goût est bon, s’il est acheté sans connaissance, sans contact avec ce processus d’élaboration, c’est le début d’une misère alimentaire. Il va sans dire que la plupart des plats cuisinés, conserves ou surgelés, sont réalisés avec peu d’égard pour les choses, les animaux, et les travailleurs impliqués. Impossible bien sûr de ne jamais déléguer la cuisine. Mais essayer de mesurer à chaque fois ce qui se joue, ce qui se passe derrière le produit final prêt à être consommé. Et, autant que possible, cuisiner soi-même.
- LA DISTRIBUTION EXCLUSIVE. Contre le monopole des grandes surfaces qui implique une exclusivité quant au choix des produits, il convient de multiplier les lieux d’approvisionnement. Marchés, grandes et petites surfaces de distribution, jardins. De connaître les prix, les avantages, les ressources, les limites des uns et des autres.
- LE LABEL BIO. Je critiquerai dans une moindre mesure le label bio. Mais malgré tout, il isole le produit. Il met entre parenthèses les conditions de travail des producteurs. Il ne tient pas compte de la proximité et du transport nécessaire pour acheminer le produit. Surtout, il existe une tendance qui fétichise le bio pour en faire l’alpha et l’oméga de l’alimentation. « C’est bio, donc je n’ai pas besoin de cuisiner, je peux tout manger cru. » Cette tendance est régressive. Elle ne va pas dans le sens d’une écoute de ses envies. Elle répond en fait le plus souvent à une impatience. A l’envie de ne pas perdre de temps pour manger, vers une consommation immédiate, non différée. Dans la mesure où c’est l’ensemble de notre environnement qui est pollué ; je pense en premier lieu au rejet par les usines et les voitures de gaz toxiques dans l’air des villes ; je crois qu’il faut soutenir l’agriculture raisonnée tout en privilégiant avant tout l’acte de cuisiner. Fraîcheur et saisonnalité passent avant le label bio.
Tout ces éléments forment un même discours de pouvoir, un discours de maîtrise destiné aux gogos. « Faîtes ce que je vous dis, ça ira beaucoup mieux. » Le discours de maîtrise repose sur une efficacité qui simplifie tout. Discours du vendeur au client. « J’ai ce qu’il vous faut ». « Compte-tenu de ce que vous avez, il suffit que vous m’écoutiez, que vous fassiez ça pour que tout rentre dans l’ordre ». Discours qui isole un élément pour un faire un fétiche, un élément magique qui une fois manipulé résoudra la demande*. J’essaie à l’inverse dans La cuisine de Manou de ne chercher à donner aucune recette stricte, à n’ériger aucun élément en instrument de pouvoir sur le corps. Sinon de façon drôle, avec humour. J’essaie de présenter une préparation culinaire dans le contexte, l’envie qui l’a fait naître. Pour susciter peut-être chez le lecteur une envie, une autre envie. L’envie de s’y mettre à son tour. La clef n’est pas le contrôle. Ou la délégation qui se coupe de tout et oublie. Elle est dans une attention à ce qui s’offre, dans une circulation, dans une joie simple à faire les choses, à les vivre, une joie d’en parler. Un renouvellement de l’attention aux choses et l’invention d’un nouveau rapport à elles. Cela prend le temps d’une vie. Ou plutôt c’est l’histoire d’une vie qui se donne le temps de vivre.
* « Il se peut que cette force et cette violence plonge l’inexpérience dans une stupeur admirative, la mettent à genoux devant si profonde génialité ; et aussi que la sereine gaieté de ce genre de déterminations, qui remplacent le concept abstrait par du visible observable et le rendent moins triste, la mette en joie et la pousse à s’adresser elle-même des congratulations pour l’heureuse parenté d’âme ainsi pressentie avec une si magnifique opération. Le truc d’une telle sagesse est aussi vite appris qu’il est facile à pratiquer. Quand le truc est bien connu, sa répétition devient aussi insupportable qu’un tour de magie dont on a compris le procédé. » Hegel, Préface à la Phénoménologie, traduction Lefèbvre modifiée, Paris, Aubier, 1991, page 60