Les aventuriers de l’estragon perdu

Pour marquer la fête au déjeuner de dimanche, j’avais décidé d’essayer une béarnaise. Pour l’accompagner, j’ai investi dans un poulet fermier samedi soir au petit boucher de la rue Saint-Michel, un poulet label rouge des Landes nourri au grain, élevé en plein air, et tué le 27, soit juste trois jours avant. A 10 € le kilo non préparé, il m’en a coûté 18 € pour un poulet vidé et préparé pesant un bon kilo et demi, pas si gros que cela donc. Bon, ce n’est pas tous les jours fête. Il se révèlera excellent. Pour ma béarnaise, il fallait trouver de l’estragon. Dès le vendredi j’avais commencé mon enquête : où trouver de l’estragon frais pas cher à Marseille ? Mes amies professionnelles m’avaient parlé de Métro, mais je cherchais un lieu commun, accessible. Elles me recommandaient le sympathique marchand des quatre saisons au 27 rue des Trois frères, mais Malik le pakistanais n’en avait pas. Je passais alors au primeur du 3 rue Saint-Michel qu’elles m’avaient indiqué. Et là, il y avait effectivement deux petits bouquets d’estragon frais à 1,50 € pièce. Mais je les trouvais un peu flétris, et je me disais que je reviendrai le lendemain, samedi, comptant sur un nouvel arrivage. Le lendemain matin, une dame emportait devant moi le dernier bouquet flétri. Il n’y avait pas eu de réassortiment. Je passais à Noailles où il y a toutes les herbes du monde mais pas d’estragon. Rien non plus au Monoprix de la Canebière, sait-on jamais ? Je remontais donc la rue d’Aubagne en faisant le deuil de mon estragon et incidemment de ma béarnaise, et passait à tout hasard chez Salim, l’autre primeur récemment installé rue des Trois frères et lui posait la question. Je sais que vous n’en avez pas mais je vous pose tout de même la question, vous avez de l’estragon frais ? Regardez devant vous. Il y avait là, devant moi, de superbes bouquets d’estragon à 80 centimes. Alors là, chapeau ! Et je m’inclinais et faisais la révérence. L’échalote, il m’en restait juste assez, vient du Marché U de la rue Saint-Pierre, de la ronde à 75 centimes les 250 grammes. Quant aux œufs, il n’en restait que deux du marché du Cours-Julien et j’ai dû en prendre six le dimanche même chez la boulangère du 101 rue de Lodi.

J’ai mis le four sur 180 °C, assez chaud donc, le bouton à sept heures et demi, et j’ai débarrassé mon poulet de ses ficelles pour le placer dans un plat ovale et enduire ses entrailles de gros sel, de poivre long et de poivre noir, j’y ai également mis quelques tiges d’estragon, trois feuilles de laurier, et toute une branche de thym, j’ai aussi épluché deux petites cébettes et un oignon frais que j’ai fiché dans la bête, et j’ai reficelé tout ça, trois flèches vertes sortaient fièrement du derrière de mon poulet. Et puis à la main, j’ai enduit la peau du reptile déplumé d’huile d’olive et j’ai enfourné. Je sors une fois la bête pour verser dessus le jus qui en suinte et s’amasse au fond du plat. Le boucher m’avait indiqué une heure et quart. A cette allure là, c’est juste cuit. Moi j’aime le poulet dont la peau est tellement grillée qu’elle croustille sous la dent. C’était donc plutôt deux heures. Cela ne nous a pas empêchés, car nous avions faim, de déguster les ailes déjà bien dorées après une heure et quart de cuisson. Pour la béarnaise, j’ai mis dans une petite casserole presque tout mon bouquet d’estragon que j’ai très finement ciselé, ainsi que huit échalotes coupées transversalement, en rondelles, mais très finement. J’ai recouvert cela de vinaigre de vin rouge, j’ai dû utiliser 20 décilitres, et j’ai laissé réduire peu à peu à feu doux. Il faut alors ouvrir la fenêtre car une partie de l’acidité est volatile, mais quel bonheur de sentir l’arôme de l’estragon se révéler dans cet étrange bain chaud et acide qui se concentre peu à peu. En cours de réduction, je poivre abondamment, je sale également. Lorsqu’il n’y a même plus de jus au fond, je n’hésite pas à prolonger un peu le feu. Et puis je rajoute quatre jaunes d’œufs et un peu d’eau, pour que l’appareil aie une belle consistance moelleuse. Je mets à fondre les deux-tiers d’une plaquette de 250 grammes de beurre, que je verse progressivement à mon appareil, le beurre se mêle à l’appareil et le tout forme une belle émulsion qui a doublé de volume. J’arrête là, je goûte, je rajoute du poivre et du sel. Je coupe quelques brins d’estragon frais que je rajoute encore pour colorer un peu cette sauce qui maintenant est prête à être consommée, tiède. J’imagine que pareille à la mayonnaise, il est possible de diluer cette béarnaise très forte en goût en ajoutant une bien plus grande quantité de beurre. C’est donc une béarnaise intense que nous dégustons, avec les doigts je prends un bout de cette chair si ferme de poulet bien cuite et je la trempe dans la sauce. Le poulet a lui aussi produit en cuisant un jus exquis dont je me régale en y mouillant une bouchée de pain.

PS. [30 avril 2013] Il y a quelques jours, j’ai refait une béarnaise que j’ai accompagnée d’un faux-filet pris à 28 € le kilo chez mon boucher rue Fontange. J’ai alors vraiment compris que la béarnaise est une mayonnaise chaude au beurre que l’on relève avec de l’estragon et de l’échalote réduit dans du vinaigre. La réduction ne sert qu’à parfumer l’émulsion au beurre. Et un seul jaune d’œuf suffit à produire une grande quantité d’émulsion. La quantité de béarnaise dépend donc avant tout de la quantité de beurre. Pour une belle sauce à deux, il faut compter presque une plaquette de 250 grammes de beurre. Un seul jaune suffit à monter une telle émulsion. Je rajoute ensuite peu à peu la réduction d’estragon jusqu’à obtenir l’intensité et l’acidité souhaitées. Je sale et poivre à la fin.

PS2. [2 décembre 2014] J’ai pu observer de très près comment on fait une béarnaise dans une grande maison. Le principe de la béarnaise est inchangé. A savoir une mayonnaise chaude montée au beurre parfumée avec une réduction d’échalote et d’estragon dans du vinaigre. La réduction se compose essentiellement de vinaigre et peut être conservée longtemps. La sauce fraîche est très fragile. Elle se monte au dernier moment, sinon peu de temps avant le repas. C’est pourquoi on peut réaliser une quantité importante de réduction qu’on pourra réutiliser sur plusieurs semaines. Le vinaigre d’alcool, incolore, est préféré. Il permet à la béarnaise de garder la couleur jaune de l’œuf. On réduit le vinaigre une demi-heure avec les feuilles fraîches d’estragon et de l’échalote ciselée. Puis on passe le tout au chinois étamine pour ne garder qu’un jus presque transparent pur de toute échalote et de tout brin d’estragon. A la différence de la recette traditionnelle qui préfère ne garder que la seule matière, l’extrait quasiment sec d’échalote et d’estragon confits dans le vinaigre, la recette gastronomique n’utilise qu’un jus débarrassé de toute matière. Peu avant le service, on casse deux jaunes d’œufs dans une poêle à feu très doux. On les bat pour qu’ils deviennent mousseux et on ajoute peu à peu 75 grammes de réduction en continuant de battre. Comme pour un sabayon. Puis on verse peu à peu 200 grammes de beurre liquide clarifié. Le beurre clarifié est du beurre pur. Il est débarrassé des restes de crème. Pour cela, il suffit de le laisser fondre et d’enlever les parties blanches. On continue ainsi à battre jusqu’à monter une béarnaise crémeuse. A la fin, on sale et on poivre. Pour gagner encore en légèreté, on met la béarnaise dans un siphon en vérifiant bien la présence du joint. On le laisse ainsi dans un bain-marie tiède. En effet, la béarnaise fraîche ne supporte ni d’être réchauffée ni d’être mise au froid.

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